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MON ROMAN ? NOIR ET BIEN SERRE ! - Page 6

  • Jean-Christophe Tixier : La Ligne. Ceux d'ici et ceux d'ailleurs.

    Capture.PNGIl est assurément un passionné de littérature noire au point d'avoir fondé, il y a de cela plus de quinze ans, une association dédiée au "mauvais genre" qui s'est lancée dans l'aventure d'un festival de littérature noire et policière. Jean-Christophe Tixier préside ainsi une équipe de bénévoles enthousiastes qui célèbrent le polar chaque année, au début mois d'octobre du côté de Pau avec Un Aller-Retour Dans Le Noir qui fait la part belle au polar de qualité sans rien concéder à l'esprit populaire du genre. On notera que certaines rencontres avec les auteurs se déroulent dans un funiculaire, le temps d'un aller-retour qui donne son nom au festival. Il faut également souligner une programmation riche et variée avec des auteurs reconnus, mais également des romanciers émergeants s'inscrivant dans une dimension internationale ce qui n'est pas si fréquent parmi la multitude de festivals existants en France. On ne saurait donc  trop recommander cette manifestation qui défend une littérature noire similaire à celle qui est mise en avant dans ce blog. Mais Jean-Christophe Tixier se distingue également comme écrivain avec une œuvre foisonnante comprenant notamment de nombreux polars pour la jeunesse avec la fameuse série 10 minutes (éditions Syros) couronnée d'une multitude de prix et qui rencontre un grand succès. On retiendra également ses deux romans noirs se déroulant dans les régions reculées de la campagne française que ce soit dans les Cévennes avec Les Mal-Aimés (Albin-Michel 2019) ou dans l'Aveyron avec Effacer Les Hommes (Albin Michel 2021). Avec La Ligne, nouveau roman de l'auteur, on reste dans le contexte du milieu rural, tandis que la localisation devient incertaine comme pour mieux transposer cette universalité villageoise dont cette étrange ligne blanche, qui donne son titre au roman, devient le marqueur commun divisant les communautés au gré d'un récit dystopique qui vire au cauchemar.

     

    Au petit matin, encadré de deux militaires, il trace cette ligne au sol qui sépare le village en deux. Un geste dicté par les institutions étatiques qui ont décrété cette partition dans tout le pays. Puis ce sont des coups de feu qui résonnent sans pour autant réveiller les habitants qui découvrent ce marquage déconcertant. Mais pour eux la ligne n'aura aucun impact puisqu'ils ont toujours vécu en harmonie et qu'elle ne saurait donc diviser une communauté soudée. Pourtant cet événement devient le sujet de toutes les conversations et suscite l'inquiétude dans un climat qui devient de plus en plus délétère ce d'autant plus avec l'arrivée d'un représentant du gouvernement chargé de la bonne application des directives. Plus qu'une simple division du territoire, la ligne devient un sujet clivant avec des discussions qui dégénèrent rapidement en empoignades musclées. S'ensuit une disparition, puis un mort. L'observation implacable d'une société basculant peu à peu dans une logique de haine.

     

    La Ligne apparait dans un bref prologue où l'on découvre ce traceur effectuant son labeur aux premières lueurs de l'aube, sous l'escorte de deux soldats incarnations d'un gouvernement autoritaire qui a décrété cette division sur l'ensemble du territoire. On n'en saura guère plus sur l'origine de cette partition étatique qui frappe le pays, parce que Jean-Christophe Tixier ne s'attarde absolument pas sur les aspects du processus amenant le pouvoir politique à prendre une telle décision en évitant ainsi toute lourdeur en terme d'explications. Ainsi, cette dématérialisation de l'autorité ne fait que renforcer l'impact saisissant de cette marque de séparation qui va affecter l'ensemble de la collectivité locale dont Jean-Christophe Tixier va décortiquer les rouages relationnels au gré d'une intrigue dramatique brillamment construite permettant de mettre en scène toute une galerie de personnages aux caractères fort bien étudiés.  Avec des chapitres prenant le nom des principaux protagonistes, on perçoit les rivalités entre la famille Wesner qui fait figure d'autochtone du village et le clan Polora s'apparentant à des étrangers qui se sont péniblement intégrés au sein de la communauté. On observe ainsi les ressentiments et les rancœurs, mais également les aspirations des différents personnages qui vont se heurter à la réalité que La Ligne leur impose de manière brutale. C'est donc autour de cette déclinaison de personnalités que l'auteur bâtit, de manière adroite et subtile, le drame qui va forcément survenir autour de cette fragmentation des positions entre les adhérents au principe de sécession et les opposants à ce clivage odieux. De cette manière, La Ligne incarne tous les désaccords sous-jacents qui apparaissent peu à peu au fil des jours qui passent en alimentant des conflits prenant une tournure de plus en plus dramatique. Tout cela nous permet d’appréhender, sous la forme d’une allégorie sidérante, les thèmes de l’exclusion et de la dissension que Jean-Christophe Tixier empoigne avec une belle conviction au gré d’un texte d’une puissante noirceur qui nous interpelle jusqu’à l’ultime phrase d’un récit au style à la fois sobre et éclatant de maîtrise.

      

    Jean-Christophe Tixier : La Ligne. Editions Albin Michel 2023.

    A lire en écoutant : Toujours Sur La Ligne Blanche d'Alain Bashung. Album : Live Tour '85. 1994 Barclay.

  • ABIR MUKHERJEE : LE SOLEIL ROUGE DE L'ASSAM. CONDUCTEUR ELECTRIQUE

    abir mukherjee, le soleil rouge de l'Assam, éditions liana leviS'il est né à Londres, Abir Mukherjee a grandi en Ecosse, plus particulièrement du côté de Glascow au sein d'une famille aux origines indiennes en provenance de la région de Calcutta où certains membres continuent d'ailleurs à séjourner de manière occasionnelle. Il n'y a donc pas de hasard pour cet auteur écossais, que l'on affilie désormais sous l'appellation du "tartan noir", de prendre pour cadre cette capitale du Bengale-Occidental dans laquelle évoluent le capitaine Sam Wyndham et le sergent Satyendra Barnejee au gré d'une série policière se déroulant durant la période historique de l'empire et du régime colonial britannique. Débutant en 1919 avec L'Attaque Du Calcutta-Darjeeling (Liana-levi 2019), Abir Mukherjee s'est focalisé sur les débuts du mouvement pour l'indépendance qui vont bien évidemment avoir une influence sur l'ensemble de ses intrigues policières au style mordant, voire même parfois cynique, afin de mettre en relief le racisme ordinaire qui prévaut au sein du Raj britannique, comme le démontre Les Princes De Sambalpur (Liana Levi 2020) se déroulant dans le petit royaume de l'Orissa gouverné par un vieux maharadjah ou Avec La Permission De Gandhi (Liana Levi 2022) nous permettant revivre, à Calcutta en 1921, la visite chahutée du prince de Galles. Outre l'aspect des énigmes policières qui sont d'ailleurs extrêmement bien construites, l'arche narrative de l'ensemble de la série se concentre également sur les rapports qu'entretient le capitaine Sam Wyndham, issu des rangs de Scotland Yard à Londres, avec son camarade Satyendra Banerjee, natif de Calcutta. Des relations qui vont évoluer et prendre une tournure singulière avec Le Soleil Rouge De L'Assam, nouvel opus de la série nous entraînant dans une région de l'est de l'Inde, notamment connue pour sa propre variété de thé mais également pour ce phénomène étrange et récurrent d’une multitude d'oiseaux trouvant la mort dans d'étranges circonstances.

     

    Ce n'est pas une sinécure que de se débarrasser de son addiction à l'opium. Le capitaine Sam Wyndham en sait quelque chose lui qui s'est réfugié dans un ashram au coeur de l'Assam pour ingurgiter quelques tisanes infectes lui donnant la nausée comme pour extirper le mal qui l'habite. Mais en ce mois février 1922, ce n'est pas seulement sa démarche pour se désintoxiquer qui le trouble alors qu'il vient de croiser cette silhouette entraperçue sur le quai de la gare de Lumding lui rappelant un fantôme du passé au temps où il officiait en 1905 comme jeune policer de Scotland Yard, dans le quartier populaire de Whitechapel, à l'est de Londres. Sam Wyndham se remémore ainsi cette première enquête délicate où le meurtre d'une jeune femme défraie la chronique, ce d'autant plus que le principal suspect est d'origine juive alors que l'antisémitisme est monnaie courante au sein de toutes les couches de la population londonienne qui voient d'un mauvais oeil l'arrivée de cette communauté ostracisée. Mais outre le passé, Sam Wyndham doit également affronter le présent avec la mort suspecte d'un des pensionnaires de l'ashram. Deux enquêtes croisées qui mettent en exergue les affres de l'exclusion et de l'injustice sociale. 

     

    C'est une atmosphère étrange, presque maléfique qui pèse sur l'ensemble du récit et plus particulièrement sur la partie se déroulant dans cette province reculée de l'Assam où l'on assiste notamment à cette étrange pluie d'oiseaux trouvant la mort dans des circonstances inexpliquées qui ne fait que renforcer le sentiment de malédiction qui plane sur la région. Et puis il y a ce fantôme de passé qui croise la route du capitaine Sam Wyndham nous permettant de nous immerger dans le quartier populaire de Whitechapel où l'on distingue encore l'ombre de Jack l'Eventreur sévissant autrefois dans le secteur. Entre 1905 à Londres et 1922 dans l'est de l'Inde, Le Soleil Rouge De L'Assam nous entraîne donc sur deux intrigues en parallèle autour desquels l'auteur bâtit une double énigme de meurtres dans une chambre close avec l'ingéniosité qui le caractérise désormais. Tout cela nous permet d'entrevoir la discrimination et plus particulièrement l'antisémitisme qui sévit en Angleterre et plus particulièrement dans les quartiers populaires de Londres en nous renvoyant ainsi à ce racisme ordinaire qui prévaut dans les colonies de l'Empire et plus spécifiquement en Inde avec toute la clairvoyance d'un romancier qui sait manier cet humour cinglant pour mettre en exergue les injustices sociales d'un royaume qui court forcément à sa perte. Même s'il ne semble pas toujours en avoir conscience, que ce soit en Angleterre ou en Inde, le capitaine Sam Wyndham assiste donc à cette lutte des classes qui touche aussi bien la caste modeste des ouvriers de Whitechapel que celle encore plus miséreuse des paysans de l'Assam, victimes toutes deux d'une classe dirigeante sans scrupule. Dans un tel contexte, on assistera à une certaine tension entre Wyndham et Banerjee qui, au-delà de l'amitié qui les unit, nous ramène à leurs conditions respectives qui vont forcément les opposer au gré d'événements historiques qu'Abir Mukherjee sait dépeindre à la perfection, comme il l'a déjà mainte fois prouvé, et que l'on se réjouit d'ores et déjà de découvrir dans les romans à venir d’une série policière qui n’a pas fini de nous surprendre.

     

    Abir Mukherjee : Le Soleil Rouge de lAssam (Death In The East). Editions Liana Levi  2023. Traduit de l'anglais par Fanchita Gonzalez Battle.

    A lire en écoutant : Sitara de DIVINE et Jonita Gandhi. Album : Gunehgar. 2022 Gully Gang / Mass Appeal India.

  • Jacky Schwartzmann : Shit ! La loi du plus faible.

    Jacky Schwartzmann, Shit !, cadre noir, éditions du seuilMême si l’ensemble de ses romans sont imprégnés d’un humour corsé, on aurait tort de considérer Jacky Schwartzmann comme le rigolo de service au sein de la littérature noire francophone. Bien au contraire, ses traits d’esprit au vitriol ne font que souligner, avec une belle justesse, les dysfonctionnements sociaux qu’il entend dénoncer autour d’intrigues d’une férocité sans faille à l’instar d’un ouvrage décapant comme Pension Complète  (Seuil/Cadre Noir 2019) ou de l’hilarant Kasso (Seuil/Cadre Noir 2021) dont l’action se déroulant à Besançon ne fait que mettre en exergue les difficultés quotidiennes des habitants d’une France dite périphérique, bien éloignée des considérations d’un pouvoir centralisé délaissant ces régions livrées à elles-mêmes avec des habitants qui se débrouillent comme ils le peuvent.  Avec Shit !, Jacky Schwartzmann décline un récit vachard de trafic de stupéfiants et de l'économie souterraine qui en découle, prenant ses aises dans une banlieue désenchantée de Besançon en intégrant tous les thèmes de la discrimination et des laissés-pour-compte qui se débrouillent comme ils le peuvent au sein d’un environnement délabré mais dans lequel se niche ce bel esprit de solidarité permettant de faire face aux aléas de la vie de tous les jours.

     

    Thibaud Morel est un jeune conseiller d'éducation au collège de Planoise, une banlieue de Besançon où il s'est installé afin de s'intégrer dans l'ensemble de la communauté. Une existence que l'on pourrait qualifier de banale. Néanmoins son allée sert de point de ralliement pour un trafic de stupéfiants florissant tenu par les frères Mehmeti qui ont même installé leur "four" dans l'appartement situé en face du sien. Personne ne moufte dans l'immeuble, car les trafiquants ont la particularité d'avoir la gifle facile. Mais lorsque ceux-ci se font descendre lors d'un règlement de compte plutôt radical, Thibaut et Myriam Samla, sa voisine comptable, découvrent un énorme stock de shit. Après quelques tergiversations et quelques considérations comptables sur le prix de la barrette qui donnent le vertige, ils prennent une décision qui va bousculer leur quotidien ainsi que la vie de nombreux habitants de Planoise. S'ensuit une véritable leçon de marché et d'économie teintée d'amateurisme et de pragmatisme pour survivre au sein d'un milieu plutôt impitoyable où l'on n'apprécie guère la concurrence. 

     

    Oui le bandeau ornant l'ouvrage n'est pas erroné. Il y a bien un petit quelque chose de Walter White chez Thibaud Morel, personnage central de Shit ! avec ce côté bien-pensant d'obédience de gauche, ceci même s'il conspue les trafiquants albanais et les initiatives véganes de sa collègue au comité de la cantine scolaire. Un gendre idéal que ce jeune homme s'investissant sans compter au sein de l'établissement scolaire où il officie en tant que conseiller et qui se voit soudainement projeté dans la gestion d'un trafic de haschich à son corps défendant. Le coup de génie de Jacky Schwartzmann, c'est de démontrer, avec cet humour mordant qui le caractérise, tout l'aspect de l'économie parallèle que génère un tel trafic dont les bénéfices vont financer des initiatives au profit des habitants de Planoise. Tel un Robin des Bois des stups, Thibaud Morel, accompagné de quelques complices, va donc basculer dans le crime avec un curieux sentiment d'ivresse qui l'anime en l'entraînant dans une succession de comportements de plus en plus ambivalents. C'est d'ailleurs là que réside toute l'intelligence d'un roman comme Shit ! où l'on observe cette perte de repère d'un individu estimant que la fin justifie les moyens avec toutes les conséquences qui en résultent au gré d'une intrigue des plus surprenantes. Avec Shit ! on appréciera également le portrait nuancé de cette banlieue de province s'éloignant radicalement de tous les clichés que l'on peut avoir sur un tel environnement, avec une galerie de personnages pittoresques qui s'investissent, parfois avec ingéniosité, dans le bon fonctionnement de cette cité à laquelle ils sont profondément attachés. Tout cela nous donne une succession de scènes désopilantes, parfois bien corsées, qui font de Shit ! un roman noir savoureux au caractère bien affirmé.

     

    Jacky Schwartzmann : Shit ! Editions du Seuil/Cadre Noir 2023.

    A lire en écoutant : That's My People de Suprême NTM. Album : Suprême NTM 1998.

  • WILLIAM BOYLE : ETEINDRE LA LUNE. LA COMEDIE HUMAINE.

    Capture d’écran 2023-03-19 à 19.05.50.pngC'est l'attachement au quartier et la tragédie frappant ses femmes et ses hommes de peu qui caractérisent l'oeuvre de William Boyle se déroulant à Gravesend, ce quartier du sud de Brooklyn qui donne d'ailleurs son nom à son premier roman portant le numéro 1000 de l'emblématique collection Rivages/Noir. Sur la couverture de Gravesend (Rivages/Noir 2016) s'affiche l'enseigne du Wrong Number, bar décati du quartier, servant de décor à bon nombre de récits de l'auteur dont La Cité Des Marges (Gallmeister 2021) où l'on décèle cette atmosphère de douce nostalgie qui imprègne les lieux, ceci quelles que soient les époques dans lesquelles se déroulent les intrigues oscillant entre les années 80 et le début des années 2000 comme c'est le cas pour Eteindre La Lune, dernier roman de l'auteur qui revient sur les thèmes de la vengeance et de la résilience avec une galaxie de personnages pittoresques dont les destins se percutent parfois brutalement au coeur de ce petit microcosme qui devient le théâtre de cette comédie humaine, portrait d'une Amérique désenchantée.

     

    Du haut de leurs quatorze ans, Bobby et Zeke se postent au-dessus de la Belt Parkway en balançant des projectiles sur les automobilistes. En enchainant les défis, Bobby atteint une conductrice qui perd la maîtrise de son véhicule pour trouver la mort dans l'accident qui s'ensuit. Les gamins prennent la fuite et jurent de garder le silence sur ce drame qui demeure impuni. Amelia avait dix-huit ans et faisait la fierté de son père Jack Cornacchia, une figure du quartier jouant les redresseurs de torts auprès des petites gens victimes des escrocs et autres truands de tous poils. Les années passant, Jack peine toujours à se remettre de son chagrin et s'inscrit à un atelier d'écriture avec la secrète volonté d'exorciser sa douleur en posant des mots sur son désespoir. Développant un certain talent, Jack noue une amitié quasi filiale avec Lilly, la jeune animatrice de l'atelier, une romancière en devenir qui n'est autre que l'ex belle-soeur de Bobby dont les frasques prennent de plus en plus dampleur avec toutes les conséquences dramatiques qui en découlent.

     

    On est toujours fasciné par cette congruence entre les personnages de William Boyle et le visage du quartier de Gravesend dans lequel ils se débattent, à l'image de cette maison de Jack Cornacchia tout aussi abimée que son propriétaire dont l'âme s'étiole dans une infinie tristesse au gré des souvenirs de sa fille disparue. Il en va de même pour l'ambiance qui émane de ces nombreux diner's un peu miteux, mais pourtant plein de charme, théâtre des rencontres douces amères entre toute cette galerie de protagonistes évoluant dans ce cadre imprégné d'une nostalgie aux accents poétiques comme cette inoubliable et lumineuse rencontre entre Bobby et Francesca dont la relation amoureuse se construit autour de leurs escapades sur l'île de Manhattan, une véritable bouffée d'oxygène qui va pourtant tourner court. Et comme toujours, il y a le drame qui s'inscrit en toile de fond autour d'individus aussi patibulaires que maladroits, parfois même paumés qui vont perturber le quotidien de ces habitants fragilisés par les aléas d'une vie qui ne leur fait pas de cadeau. Avec Eteindre La Lune, on découvrira donc le destin funeste de Bobby, bien évidemment, qui ne se remet pas du geste fatal qu'il a commis lorsqu'il était adolescent et qui va croiser la route de Charlie French, un truand impitoyable qui sévit de manière brutale dans le quartier. Mais l'enjeu principal du récit se construit autour du parcours de Jack Cornacchia, de la perte de sa fille et de ce qu'il va faire pour surmonter ce deuil avec cet atelier d'écriture lui permettant de coucher sur le papier toute sa colère mais également tout son désarroi qui rejaillissent au gré de textes inspirés qui vont fasciner la jeune Lilly Murphy, personnage éclatant qui va illuminer la vie de Jack au gré d'une relation père-fille de substitution que William Boyle dépeint avec toute la délicatesse d'une écriture inspirée. On prend ainsi la mesure de ces petits instants de la vie quotidienne, de ces éclats de violence abrupte et de cette succession de rencontres désarmantes de sincérité autour desquels William Boyle bâti une intrigue d'une fascinante beauté qui nous empoigne le cœur au gré d'un texte au charme indéniable.

     

    William Boyle : Eteindre La Lune (Shoot The Moonlight Out). Editions Gallmeister 2023. Traduit de l'américain par Simon Baril.

    A lire en écoutant : No Ordinary Love de Sade. Album : Love Deluxe. 1992 Sony Music Entertainment (UK) Ltd.

  • Nicolás Ferraro : Notre Dernière Part Du Ciel. L'avenir est ailleurs.

    Capture d’écran 2023-03-11 à 20.07.23.pngLa violence semble être une des caractéristiques de la littérature noire sud-américaine où elle explosait dans un roman comme Entre Hommes, livre culte de l'argentin Germán Maggiori, publié par la défunte Dernière Goutte/Fonds Noirs ou plus particulièrement dans le cours des récits brutaux du brésilien Edyr Augusto qui nous avait marqué notamment avec Pssica (Asphalte 2017).  Un roman tel que Puerto Apache (Asphalte 2015) de l'argentin Juan Marini s'illustrait dans le même registre. Oubliez l'aspect esthétique que l'on retrouve dans certains ouvrages mettant en scène des tueurs en série d'une inventivité grotesque. Chez ces romanciers, la violence n'a rien de gratuite ni de racoleur et se décline dans des scènes d'une âpreté saisissante et troublante en traduisant le malaise de pays ravagés par des crises économiques sans précédent et d'injustices sociales brutales. Heurtés par la férocité du texte, bon nombre de lecteurs porteront sur ce type de récits un regard distancé voire même parfois amusé comme pour se départir de l'embarras qu'ils suscitent. Premier roman traduit en français de Nicolás Ferraro, notamment coordinateur des littératures policières à la Bibliothèque nationale argentine et passionné de polars, Notre Dernière Part Du Ciel s'inscrit dans le même registre de violence outrancière qui assomme le lecteur par la virulence d'un texte d'une dureté époustouflante qui reflète parfaitement la violence sociale d'une région reculée de l'Argentine.

     

    Les règlements de compte sont légions dans le domaine du trafic de stupéfiants. Néanmoins, ils se déroulent assez rarement à bord d'un Cessna survolant l'Argentine, quelque part à la frontière avec le Brésil et le Paraguay. Après s'être écrasés dans cette région reculée, Keegan et Lucero doivent retrouver une partie de la cargaison, éparpillée dans les environs, s'ils ne veulent pas que l'opération tourne au fiasco avec toutes les conséquences qui en découleraient. Mais pour ces habitants miséreux, ces "pains" de cocaïne tombés du ciel constituent une manne inespérée qu'ils ne sont pas prêt de restituer à l'instar du vieux Reiser, un ancien gangster qui s'est fait oublier ou des frères Vargas, deux ouvrier agricoles, qui souhaitent se rendre à Buenos Aires afin de tourner le dos à un avenir incertain. Mais outre Keegan et Lucero, il faudra affronter Zupay, un tueur impitoyable au service du cartel, qui va mettre la région à feu et à sang pour récupérer la marchandise. Dans ce monde sans foi ni loi, la part du ciel reviendra au plus fort.

     

    Voici une belle trouvaille des éditions Rivages/Noir nous proposant avec Notre Dernière Part Du Ciel de découvrir l'écriture racée de Nicolás Ferraro déclinant, sur ce récit aux allures de western, le désarroi des habitants d'une région perdue de l'Argentine qui font valoir leurs droits à coups de confrontations brutales reflétant ainsi le caractère brut et impitoyable d'une galerie de personnages déjantés, souvent paumés, courant résolument vers leur propre perte. Avec un vieillard irascible et taciturne comme Reiser on pense à Clint Eastwood dans ses interprétations mutiques tandis qu'avec un individu comme Zupay on songe à Javier Bardem dans son iconique rôle de tueur à gage alors que l'ensemble des fusillades qui jalonnent ce texte nous rappelle les scènes dantesques des films de Peckinpah. Mais c'est plus particulièrement avec Emiliano et Javier Vargas que l'on prend la pleine mesure du côté inéluctable d'une destinée qui s'inscrit forcément dans la violence. En quelques phrases, Nicolás Ferraro dresse avec une acuité impitoyable, le contexte social dans lequel évolue ces deux frères en nous faisant parfaitement comprendre qu'il ne peut en aller autrement dans cet environnement sans règle, où la police corrompue côtoie les truands de la région. Avec l'énergie du désespoir qui imprègne l'ensemble des protagonistes, l'auteur construit donc une intrigue dantesque et époustouflante jalonnées de seconds couteaux miteux au charme indéniable qui font parfois basculer l'intrigue de manière abrupte avec le sentiment que nul n'est à l'abri d'une destinée funeste. Et puis, au milieu de toute cette virilité, il y a quelques portraits de femmes également dépouillées de toute forme d'espoir dans cette atmosphère délétère à l'instar d'Irina s'efforçant d'entrainer son compagnon du côté de la capital du pays en quête d'un avenir meilleur. Mais dans ce tourbillon de férocité, nulle place pour l'espérance au terme d'un récit redoutable et implacable qui vous coupe le souffle.

     

     

    Nicolás Ferraro : Notre Dernière Part Du Ciel (El Cielo Que Nos Queda). Editions Rivages/Noir 2023. Traduit de l'espagnol (Argentine) par Alexandra Carrasco et Georges Tyras.

    A lire en écoutant : Me Gusta de Charles Ans. Album : Sui Generis. 2018 Charles ANS.

  • SIMONE BUCHHOLZ - RUE MEXICO. AMOUR INCANDESCENT.

    Capture d’écran 2023-02-24 à 18.24.12.png

    Service de presse.

     

    Ce n'est pas tant une histoire de parité, ce n'est pas tant une logique de quantité, mais bien une question d'attitude qui font que bon nombre d'héroïnes de la littérature noire occupent désormais une place à part en projetant un regard bien particulier sur le monde qui nous entoure à l'instar de Chastity Riley, cette procureure allemande, officiant à Hambourg et dont l'apparition sous la plume de Simone Buchholz coïncidait avec la création de la collection Fusion nous proposant le fameux Nuit Bleue (Atalante/Fusion 2021), texte d'une audace et d'une originalité narrative peu commune nous entraînant dans le monde interlope des nuits hambourgeoises sur fond de trafic de stupéfiants provenant des cités de l'ancienne Allemagne de L'Est. Avec Béton Rouge (Atalante/Fusion 2022), second roman de la série de celle que l'on surnomme désormais "Chas", Simone Buchholz abordait le thème de la maltraitance d'enfants en nous emmenant notamment du côté de la Bavière tout en évoquant les dérives des grandes entreprises allemandes et plus particulièrement celles des grands groupes médiatiques. C'est peu dire que l'on apprécie de retrouver cette femme au profil peu commun oscillant entre force et détermination dans le cadre de son travail et une certaine fragilité qui transparait notamment dans la contexte de sa vie sentimentale qui va connaître quelques aléas dans Rue Mexico, troisième roman de la série que Claudine Layre traduit toujours aussi brillamment.

     

    Les voitures brûlent dans toutes les villes du monde et Hambourg ne déroge pas à la tradition. Pourtant dans l'une d'entre elles, on extirpe le cadavre d'un jeune homme que l'on identifie rapidement comme étant le fils du clan Saroukhan, une communauté de l'ancien empire ottoman qui trempe désormais dans le trafic de drogue du côté de Brême. Chargée de l'enquête, Chastity Riley va devoir dresser le profil de la victime pour tenter de retrouver l'auteur du meurtre. Peut-être obtiendra-t-elle de l'aide de la mystérieuse jeune femme qu'elle a aperçu sur le toit d'un immeuble et qui a probablement assisté à toute la scène ? Parviendra-t-elle à extirper quelques éléments de cette communauté soudée qui ne souhaite pas frayer avec les autorités ? Et qu'en est-il de cette compagnie d'assurance pour laquelle travaillait la victime en lui offrant de confortables rémunérations ? Et puis comme pour interférer dans une enquête déjà difficile, il y a le retour de Inceman, un ancien amant qui va bousculer la vie sentimentale de Chastity Riley.

     

    On remarque un certain dépouillement qui caractérise l'ensemble des intrigues narratives de la série Chastity Riley permettant à Simone Buchholz d'aborder de manière assez directe les thèmes sociaux qu'elle souhaite mettre en exergue. Pour ce qui est de Rue Mexico, la romancière aborde donc le sujet de la migration et de l'intégration et de toutes les difficultés qui en découlent, ceci pus particulièrement au travers de cette communauté Mahallami issue des tribus ottomanes d'autrefois et qui est désormais apatride. Pour en découvrir certains contours, on adoptera les points de vue de Nouri et d'Aliza défiant leurs familles respectives pour vivre leur histoire d'amour remontant à l'enfance, en refusant de suivre les préceptes et les traditions quitte à subir la violence et le rejet. Comme à l'accoutumée, Simone Buchholz nous offre avec Aliza, le portrait d'une jeune femme au caractère bien affirmé nous évitant ainsi l'écueil de l'émotion facile et larmoyante pour s'intéresser à cette détermination qui anime ce personnage d'un force peu commune qui nous renvoie évidemment vers Chastity Riley confrontée une nouvelle fois aux aléas de sa vie privée. Mais il faut également s'intéresser à la trajectoire de Nouri Saroukhan qui, en quittant une famille aux comportements tribaux, voire mafieux, en intègre une autre, ceci sur le plan professionnel en refusant d'intégrer les codes de conduite d'une compagnie d'assurance et plus particulièrement de ses collègues en quête de performances à tout prix. Avec des comportements similaires tout aussi douteux les uns que les autres, on observe ainsi l'impasse dans laquelle s'engouffre ce jeune homme rejetant les règles familiales et professionnelles le conduisant à finir dans une voiture enflammée. Tout l'enjeu réside donc à déterminer qui a pu attenter à la vie de Nouri au détour d'une enquête aux contours incertains en s'achevant sur une scène abrupte et détonante qui désarçonnera une nouvelle fois le lecteur. 

     

    Encore davantage de poésie et de spleen émergent de Rue Mexico où Simone Buchholz décline au détour de ces voitures s'embrasant dans les villes du monde, d'une phrase brève, voire même d'un unique mot qui sonne toujours juste, la fragilité des pensées incertaines d'une femme étonnante trouvant le réconfort autour d'un verre qu'elle partage avec ses amis et collègues policiers que l'on retrouve avec un même plaisir dans cette atmosphère chaleureuse du Blau Nacht, bar attitré d'une procureure au charme indéniable.

     

    Simone Buchholz : Rue Mexico (Mexikoring). Editions de l'Atalante, collection Fusion 2023. Traduit de l'allemand par Claudine Layre.

    A lire en écoutant : Hotel Bar de Tindersticks. Album : Stars at Noon (Original Soundtrack). 2022 Lucky Dog / City Slang.

  • Laurent Whale : Le Vol Du Boomerang. Retour de flammes.

    laurent whale, le vol du boomerang, éditions au diable vauverService de presse.

     

    Depuis bien des années, Laurent Whale auteur franco-britannique écrit et traduit des romans avec une prédilection pour le fantastique et la science-fiction même s'il a fait quelques incursions dans le genre thriller avec des récits mêlant faits historiques et intrigues policières dont les enquêteurs archivistes se surnomment "les rats de poussière" en déclinant ainsi ce titre autour d'une série composée de trois volumes. Mais c'est avec Skeleton Coast (Au Diable Vauvert 2021) que le romancier se fait remarquer du grand public en abordant les thèmes de l'écologie et de la corruption au cœur d'un roman prenant pour cadre la face atlantique Namibienne. Avec Le Vol Du Boomerang, son dernier roman, c'est davantage sur le registre de l'aventure se déroulant en Australie que Laurent Whale reprend le thème de l'écologie autour de la Bridgestone World Solar Challenge, une course de voitures propulsées à l'énergie solaire de 3000 kilomètres dont le départ se situe à Darwin pour s'achever l'autre bout du pays, à Adelaide. 

     

    Après avoir obtenu son doctorat en physique des particules, Jimmy Stonefire est retourné auprès de sa communauté aborigène dans les Territoires du Nord de l'Australie. C'est dans un atelier sommaire perdu dans le désert qu'il a mis au point une voiture à propulsion solaire afin de remporter la fameuse Bridgestone World Solar Challenge, une compétition mettant en concurrence ce type de véhicule en provenance du monde entier. Plus que des rêves de gloire, le jeune aborigène souhaite surtout sensibiliser la population à la cause de son peuple martyrisé et ostracisé. De son côté Tony Mulatier, un routier français qui a émigré en Australie, conduit désormais ces fameux "Road Train" à travers tout le pays en rêvant de réunir suffisamment de fond pour acquérir un de ces géants des routes afin de devenir indépendant. Avec les gigantesques incendies qui ravagent la région, Andy Sweeger a fermé son restaurant et tout abandonné pour emmener sa femme et ses deux enfants sur les routes embouteillées de réfugiés climatiques comme lui qui se retrouvent dans des camps de fortune où règne la loi du plus fort. Trois destins qui vont croiser leurs routes respectives autour d'un périple des plus périlleux.

     

    Le Vol Du Boomerang se concentre essentiellement autour de cette fameuse course à laquelle participe Jimmy Stonefire permettant à Laurent Whale de nous sensibiliser à la cause des aborigènes tout en évoquant les dysfonctionnements écologiques qui frappent la plupart des territoires de ces communautés, notamment victimes de l'exploitation outrancière des sous-sol. On ne peut donc que se féliciter de la démarche de l'auteur qui a sans nul doute fournit un gros effort pour se documenter afin de nous restituer les péripéties de cette compétition qui ne manque pas d'allure. Choisissant de situer l'action entre 2019 et 2020, Laurent Whale dresse un tableau plutôt cataclysmique d'une Australie touchée de plein fouet par les gigantesques incendies qui ravagent le pays avant de se retrouver confrontée aux aléas de l'épidémie de COVID19. Mais à force d'aborder une multitude de sujets, Laurent Whale s'égare à plusieurs reprises dans le cours de son récit qui manque singulièrement de tenue, ce d'autant plus que l'on abordera également le point de vue d'un routier français parcourant les routes de cette île–continent ainsi que celui d'une famille australienne fuyant les incendies et trouvant notamment refuge dans des camps dénués de toute forme d'autorité en laissant des milliers d'individus livrés à eux-mêmes. Il résulte un sentiment de frustration, ce d'autant plus que l'on aurait aimé en savoir plus en ce qui concerne la destinée de ces réfugiés climatiques qui disparaissent soudainement du paysage, ceci même durant l'épilogue où ils croisent de manière très fortuite la route de Jimmy Stonefire avec cette impression que l'auteur a supprimé quelques éléments de leur parcours. Pour ce qui a trait au chauffeur routier on ignore également ce que sera son devenir et s'il a pu réaliser son rêve en devenant un chauffeur indépendant. Tout cela nous donne l'impression d'un récit foutraque qui perd de vue l'essentiel d'une aventure s'achevant sur un concert déconcertant des Midnight Oil en pleine crise sanitaire dont Laurent Whale ne semble plus tenir compte. Des belles intentions pour un roman qui ne tient pas toutes ses promesses. Dommage.

     

    Laurent Whale : Le Vol Du Boomerang. Editions Au Diable Vauvert 2023.

    A lire en écoutant : Arctic World de Midnight Oil. Album : Diesel and Dust. Sprint/Columbia Records 1987.

  • COLSON WHITEHEAD : HARLEM SHUFFLE. POUR UNE POIGNEE DE CAILLOUX.

    Capture.PNGPeu lui importe les genres, peu lui importe la posture du romancier reconnu, Colson Whitehead, après avoir obtenu coup sur coup deux Pulitzer pour Underground Railboard (Albin Michel 2017) et Nickel Boys (Albin Michel 2020), se lance dans le polar et plus précisément dans un récit assumé de roman noir au titre évocateur, Harlem Shuffle, prenant pour cadre la période trouble des années soixante de ce quartier mythique de Manhattan en rendant hommage aux intrigues de Chester Himes et de Donald Westlake. On appréciera ce rapport décomplexé aves les genres quels qu'ils soient, pour cet auteur qui nous avait déjà surpris avec Zone 1 (Gallimard 2014) en empruntant les codes du fantastique et de l'anticipation afin de nous entrainer dans une ville de New-York post-apocalyptique, infestée de zombies.  Mais bien au-delà des genres, Colson Whitehead ne cesse de nous interpeller avec ce thème lancinant consistant à savoir ce que l'on fait de notre vie et qui revient dans chacun de ses romans, ceci plus particulièrement dans Harlem Shuffle

     

    Ray Carney tient un magasin de meuble sur la 125ème rue, en plein cœur du quartier de Harlem. Marié et père de deux enfants, ce commerçant aspire à offrir tout le confort à sa famille en lorgnant notamment des appartements d'un plus haut standing que celui qu'il loue actuellement. Mais pour cela, il faut de l'argent et son cousin Freddie lui propose justement de braquer la salle des coffres du fameux hôtel Theresa, nec plus ultra des établissements du quartier. N'aspirant pas à devenir truand, Ray Carney se contentera d'écouler les bijoux de l'éventuel butin à venir. Il croisera ainsi sur son chemin, Pepper le vétéran de la Seconde Guerre Mondiale et Miami Joe gangster notoire tout de violet vêtu ainsi que toute une panoplie de flic véreux qui hantent le quartier de Harlem en réclamant leur enveloppe. Avec ces combines douteuses et l'essor de son négoce, Ray Carney va louvoyer entre les notables et la pègre du quartier en espérant ne pas faire de faux pas. Mais du côté de Harlem, rien n'est jamais simple.

     

    Harlem Shuffle s'inscrit dans une trilogie se déroulant au cœur de ce fameux quartier de New-York rassemblant une grande partie de la communauté afro-américaine et dont le second ouvrage, intitulé Crook Manifesto, va paraitre prochainement en anglais avec un récit reprenant l'ensemble des personnages du premier volume qui évoluent désormais durant la décennie des seventies. Mais pour en revenir à Harlem Shuffle, on se réjouit de cette intrigue tonitruante se divisant en trois parties pour nous entrainer successivement autour d'une histoire de braquage, d'un chantage et d'un vol au détriment d'une famille aisée, en nous permettant ainsi de survoler l'ensemble de la décennie des sixties. En restituant avec précision l'atmosphère électrique régnant dans ce quartier, Colson Whithead se focalise sur le quotidien de Ray Carney et de sa famille dont il est nécessaire de souligner l'importance avec une épouse officiant au sein d'une agence de voyage se substituant au fameux guide Green Book afin de permettre aux afro-américains d'éviter quelques déconvenues raciales lors de leurs périples dans les différents Etats d'un pays pratiquant la ségrégation. Une illustration parfaite du contexte de l'époque. Ray Carney incarne ainsi cette ambivalence et cette débrouillardise nécessaire pour un commerçant en quête de respectabilité qui doit pourtant marcher dans quelques combines de recel afin de pouvoir acquérir l'appartement de ses rêves, en mettant ainsi en exergue tout l'aspect social de la lutte des classes et ceci plus particulièrement lorsqu'il souhaite accéder à un club de notables dont son beau-père fait partie et qui lui en empêche l'accès au vu de sa condition, voire même de sa couleur de peau trop foncée, que l'on juge toutes deux inadéquates pour intégrer une telle association. En toile de fond de Harlem Shuffle, se dessine également le thème de la discrimination qui est omniprésente en évoquant notamment les six jours d'émeutes qui ont secoué le quartier en 1964 avec la mort d'un adolescent afro-américain abattu par un officier de police blanc en service. Triste constat d'une situation qui n'a guère évolué comme nous le rapporte les actualités qui rattrapent le passé. Mais en dépit de la gravité des thèmes évoqués, Colson Whitehead n'a rien d'un romancier moralisateur. Il nous livre ainsi un roman chargé d'énergies et de vibrations positives, parfois piqueté d'un humour acide, émanant d'un quartier en ébullition où évolue toute une galerie de personnages hauts en couleur à l'image de ces truands outranciers, de ces flics véreux et de toute cette population bigarrée qui composent cette agglomération à nulle autre pareil et que l'auteur dépeint avec ce texte étincelant aux dialogues savoureux qui ne peuvent que nous faire chavirer.

     

    Colson Whitehead : Harlem Shuffle. Editions Albin Michel/Terres d'Amérique 2023. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Charles Recoursé.

    A lire en écoutant : Harlem Shuffle de Bob & Earl. Single : Harlem Shuffle. 1963 Marc Records 104.

  • Joris Mertens : Nettoyage A Sec. Gros lot pour un perdant.

    Capture d’écran 2023-01-30 à 19.13.09.pngIl étudie la BD à l'école supérieure des arts de Saint Luc en Belgique avant de se lancer dans une longue carrière de plusieurs décennies dans l'audiovisuel en occupant notamment les fonctions de photographe, d'accessoiriste et de storyboarder. Mais c'est à l'aube de la cinquantaine que Joris Mertens entame une carrière dans le 9ème art avec Béatrice (Rue de Sèvres 2020), un album sans parole laissant la place aux éclats somptueux d'une ville dégoulinante de pluie en empruntant l'architecture de Paris, d'Anvers et de Bruxelles et dans laquelle évolue une héroïne vêtue d'un manteau rouge comme pour s'extraire de ces nuances de gris, d'ocre et de noir qui enrobent le mouvement sophistiqué de cette longue perspective d'images envoutantes nous entrainant dans un récit faustien aux contours oniriques. Un exercice particulier que cette absence de texte qui nous laisse tout de même un peu sur notre faim. Il en va tout autrement pour Nettoyage A Sec, son nouvel album, où Joris Mertens nous invite dans la même atmosphère brouillée d'une cité pluvieuse des seventies avec un récit qui s'articule autour des codes du roman noir en nous rappelant le climat oppressant des grands films de Jean-Pierre Melville. 

     

    nettoyage à sec,rue de sèvres,joris mertensFrançois est un vieux garçon à la vie bien rangée qui travaille comme chauffeur-livreur pour la teinturerie Bianca et qui écluse quelques bières au Monico où il a ses habitudes. Une vie de solitude avec quelques séances au cinéma et des rêves plein la tête en contemplant les voitures exposées dans les vitrines. Toutes les semaines, il joue les mêmes numéros pour tenter de gagner le gros lot au Lotto ce qui lui permet de converser avec Maryvonne qui tient le kiosque à journaux . C'est sûr qu'il a plus de chance de gagner au jeu plutôt que de compter sur une éventuelle augmentation de son employeur. Et puis il en ferait des choses s'il empochait le jackpot. Il pourrait payer une belle maison à Maryvonne et à sa fille Romy qui est asthmatique. Mais le destin va bousculer sa petite vie bien tranquille avec une opportunité à laquelle il ne peut résister en le projetant dans une cavalcade foireuse qui risque de mal tourner.

     

    nettoyage à sec,rue de sèvres,joris mertensOn évoquera tout d'abord de la reliure cousue qui confère à l'ouvrage une certaine élégance avec son liseré en toile rouge ornant le dos de l'album. Outre l'aspect esthétique, ce type de reliure permet de déployer de manière plus adaptée les sublimes doubles pages qui ponctuent le récit en nous offrant la beauté des perspectives ahurissantes de cette ville fantasmée qui devient un personnage à part entière. Avec Joris Mertens, on parlera davantage de lumières que de couleurs qui s'affichent déjà sur la couverture avec cette conjugaison de pluie, d'éclairage public et de gigantesques panneaux publicitaire lumineux parcourant les élégantes façades tarabiscotées des immeubles de la ville pour nous offrir cette atmosphère trépidante d'un centre congestionné par la circulation au travers de laquelle le flux de piétons se faufilent avant d'arpenter les trottoirs humides. C'est dans cet environnement tumultueux qu'évolue François dont on découvre, dans une première partie, son parcours quotidien au coeur de ce lacis de rues et de boulevards qu'il parcourt d'un pas pressé, puis à la place passager de sa fourgonnette de livraison qu'Alain, le nouveau chauffeur qu'il doit former, conduit maladroitement. On devine la solitude du personnage qui aspire à une autre vie en misant les mêmes numéros à la loterie depuis plusieurs années ; on perçoit l'affection maladroite qu'il éprouve pour Maryvonne et sa fille Romy et puis cette succession de scènes urbaines qui soulignent son isolement au milieu du fracas de la ville. La seconde partie prend une tournure beaucoup plus sombre avec la découverte d'une scène de crime et d'un sac abandonné dont François s'empare pour l'entraîner dans une succession d'ennuis au coeur d'un environnement boisé plutôt sinistre. Oscillant entre la chronique sociale et le fait divers, ponctué d'un humour parfois grinçant, Joris Mertens nous offre au final une superbe fresque urbaine dans laquelle se débat cet homme solitaire tandis que le destin livre son dessein cruel dont on découvre l'ultime coups du sort dans la dernière case d'un album éblouissant.

     

    Joris Mertens : Nettoyage A Sec. Editions Rue de Sèvres 2022. Traduit du flamand par Maurice Lomré.


    A lire en écoutant : Album Ascenseur pour l'échafaud de Miles Davis. 1958 Decca Records France.

  • DOA : RETIAIRE(S). LE CRIME PAIE.

    DOA, Rétiaire(s), série noireFinalement on ne sait que bien peu de chose sur DOA dissimulant son identité derrière l'acronyme charmant de Dead On Arrival tout en se gardant bien de se faire photographier pour s'afficher avec la pose étudiée du romancier inspiré que l'on peut découvrir parfois sur les quatrièmes de couverture. DOA cultive donc la discrétion en étant toutefois un peu plus disert lors d'entretiens passionnants et pertinents pour évoquer son oeuvre ou la discrimination qui entache la littérature noire, ceci plus particulièrement dans le domaine des grands prix littéraires systématiquement attribués à une tout autre catégorie de romans ne portant pas l'infâme appellation de collection noire ou polar. Mais pour en revenir aux récits de l'auteur, celui-ci a immédiatement marqué les esprits avec Citoyens Clandestins (Série Noire 2007) en intégrant ainsi la fameuse Série Noire qu'il n'a plus quittée pour publier également Le Serpent Aux Milles Coupures (Série Noire 2009) ainsi que les deux volumes Pukhtu I et II (Série Noire 2015 et 2016) et dont l'ensemble constitue le Cycle clandestin qui donne le vertige. Tout aussi vertigineux, on a pu lire des romans tels que L'Honorable Société (Série Noire 2011) aux connotations politiques et écrit en collaboration avec Dominique Manotti ou le très sombre Lykaia (Gallimard 2018) se déroulant dans le milieu BDSM. Mais outre son activité de romancier, DOA écrit également des scénarios, tâche des plus ingrates et des plus laborieuses, comme il l’évoque d’ailleurs dans la postface de son nouvel ouvrage. Et c'est l'un d'entre eux, n'ayant pas eu l'heur de plaire aux grands diffuseurs du paysage audiovisuel français, qui a fait l'objet de tout un travail de réécriture pour nous proposer ainsi ce dernier roman intitulé Rétiaire(s) se déroulant dans le milieu du grand banditisme, de l'univers carcéral et des grands offices de la police luttant contre le trafic de drogues.

     

    Que l'on soit flic ou truand, dans le domaine des stupéfiants on a parfois l'impression de se retrouver sur la piste sanglante d'un cirque antique où les alliances se font et se défont au gré des opportunités de chacun. C'est ainsi que Théo Lasbleiz, commandant au sein d'une brigade des stups à Paris, exécute froidement, devant ses camarades policiers, un trafiquant transféré chez le juge. La nouvelle fait l'effet d'une bombe et bouleverse les équilibres. Du côté du clan Cerda, il faut se réorganiser pour faire entrer dans le pays une grosse quantité de cocaïne qui se chiffre en tonne alors que la famille est fragilisée avec le clivage entre Momo et Manu, deux demi-frères qui se disputent la direction des affaires tandis qu'émerge Lola, la soeur cadette qui souhaite également à semparer des commandes. Du côté de la police, on est pas en reste avec Amélie Vasseur, jeune capitaine de gendarmerie qui a tout à prouver. Déjouer les plans de la famille Cerda lui permettrait peut-être d'accéder au commandement d'un groupe, ce à quoi elle aspire depuis toujours. Entre la défiance et les trahisons rythmant le cheminement de la drogue, les jeux de pouvoir peuvent commencer. Personne ne sera épargné.

     

    Rétiaire(s) est assurément un roman que tous policiers ou truands, reconvertis comme écrivain, aimeraient avoir écrit tant l'on se trouve plongé au coeur d'une intrigue policière à la tonalité résolument réaliste ce qui caractérise d’ailleurs son auteur habitué à digérer une somme considérable de documentation qu'il restitue  avec une redoutable précision sans pour autant alourdir un texte d'une efficacité impressionnante. Comme tout grand roman, il convient de souligner que le récit se mérite en fournissant notamment un bel effort de concentration afin d'assimiler l'abondance de patronymes, surnoms et abréviations d'offices étatiques qui jalonnent cette intrigue tournant autour d’un chargement de cocaïne dont DOA dépeint avec une belle justesse toute la trajectoire internationale ainsi que l’aspect géopolitique que génère un tel trafic et dont on peut découvrir la teneur dans les interludes ponctuant chacune des parties de l’ouvrage. Au milieu de toute cette quantité impressionnante de personnages, émerge bien évidemment Théo Lasbleiz, ce flic destitué et brisé qui traverse ainsi les trois mondes de la police, des truands et des détenus et dont les interconnections ne manqueront pas de déstabiliser le lecteur au rythme de rebondissements à la fois intenses et surprenants. Dans sa trajectoire tragique, Théo Lasbleiz incarne ainsi cette troublante ambivalence qui habite d'ailleurs l'ensemble des protagonistes de Rétiaire(s). Avec de tels traits de caractères corsés, DOA nous entraine habilement dans la complexité des rapports qui régissent ces trois univers distincts, ceci au gré des chocs qui s'ensuivent lorsque les accords plus ou moins tacites volent en éclat. A l'image des gladiateurs et auquel le titre Rétiaire{s) fait donc allusion, DOA décline ainsi les enjeux cruels d'une espèce de joute mortelle qui se joue sur le théâtre dramatique du trafic de stupéfiants avec toutes les circonvolutions alambiquées que cela implique. Et c'est tout le talent de l'auteur de nous permettre d'assimiler, avec une limpidité exceptionnelle, la complication de ces enjeux variés qui vont faire basculer la destinée de l'ensemble des personnages dont il est permis d'espérer, au terme de l'intrigue qui le laisse penser, en retrouver un certain nombre dans un nouveau roman à venir. Scénario voulant s'approcher de la série The Wire, comme l'évoque son créateur dans l'intéressante postface de l'ouvrage, Rétiaire(s) devient donc ainsi un roman d'envergure pouvant faire partie, à n'en pas douter, des grandes références de la littérature noire.

     


    DOA : Rétiaire(s). Editions Gallimard/Série Noire 2023.

    A lire en écoutant : Marché Noir de SCH. Album JVLIVS II. Label Rec. 118.